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L'Auberge espagnole : l'éloge du bordel

Il y a des films qu’on a vu tellement de fois qu’on ne se souvient même plus de la première fois. On se rappelle juste de ce qu’ils provoquent en nous, on y repense parfois au détour d’une conversation. Puis on s’en souvient aussi quand on vit un moment fort qui détermine la suite de notre vie, on y repense, on se revoit devant ce film et on confond les instants, la réalité.

C’est peut-être l’effet des grands films, transformer cette réalité qu’ils illustrent si bien. Le talent de Cédric Klapisch ne manque pas à cette règle : avec L’Auberge Espagnole (2002), il signe ce qu'on pourrait oser appeler "l’éloge du bordel". Avoir la vingtaine, suivre un parcours scolaire correct, prometteur, vivre une relation classique et refuser, au final de s'enfermer. Tout lâcher. Choisir ce bordel. Prendre ce risque.

La puissance philosophique du frigo mal rangé

Romain Duris incarne ici Xavier, jeune étudiant parisien en économie qui va bénéficier du programme Erasmus (créé en 1987) et qui part donc un an à Barcelone en Espagne (le rêve pas vrai). Le choc linguistique et culturel va vite détruire toutes ses certitudes, il s’installe rapidement dans une colocation où l’Europe se rencontre de la plus belle des manières : anglais, français, danois, espagnol, italien, allemand, voilà l’Europe réunie dans un nuage de fumée et un frigo mal rangé.

A l’aise dans cette nouvelle vie, Xavier oublie vite la pluie parisienne et se laisse porter par Barcelone, ses plages, ses bars, ses promenades, son catalan et ses promesses. A cet âge-là, tout est encore à découvrir et à saisir. Un an, ça passe vite, bien plus vite que prévu parfois : emporté par ce tourbillon de vida loca, Xavier doit revenir en France et assumer sa condition de futur employé du Ministère des Finances, première raison pour laquelle il avait choisi Barcelone comme destination.

Mais cette raison était, évidemment, devenue bien obsolète quelques mois après son arrivée en Catalogne. Certaines choses peuvent paraître surfaites lorsque de vrais instants de vie nous sautent dessus, lorsque tout ce qui nous définissait il y a 10 ans revient brutalement et nous emporte, Le bruit d’une guitare, l'accent chaleureux d'un rire familier, les questions existentielles nocturnes, les débats endiablés en 3 langues différentes etc...

Des dossiers ou un avenir sans débouchés ?

Lorsque tout ce qui nous inspire se retrouve peu à peu à l’opposé du « but » initial vers lequel on nous pousse depuis notre plus jeune âge (être diplômé, trouver un boulot et refaire la même chose avec ses propres gosses), que faire ? L'assumer, le saisir ? Réaliser qu'on a la chance d'avoir le choix de refuser ? Choisir le bureau du 12e étage dont la seule déco est l’amas de dossiers tricolores posé sur un coin du bureau et s’enfermer pendant 40 ans dedans ou choisir "un avenir sans débouchés" ?

En plus d’apprécier la diversité culturelle que chacun offre à cette « auberge », on prend plaisir à suivre la danse folle de Klapisch, on vit avec Xavier, on l’incarne presque. Dès le début, on sait que son séjour va durer peu de temps et risque d'être intense, on suppose donc pleins de choses mais on se laisse également prendre dans ce jeu, tout comme lui, Quel choix faire au final ?

Xavier choisit de courir. Courir pour saisir cette occasion que Barcelone lui a donné. Il y a certes fait des erreurs, mais il a appris à y vivre. Et ce n’est pas un mot à prendre à la légère : vivre au sens propre et violent du terme : courir dans des rues chaudes à peine éclairées, embrasser une femme merveilleuse, apprendre à insulter dans une nouvelle langue, mais aussi partager des sourires, des regards, des moments d’amitié purs, de complicité réelle mais surtout, comprendre le caractère évident de tout ça. Réaliser.

Il entame sa course folle vers une vie bordélique, pas rangée. Le choix vous paraît évident à la fin du film ? Il se propose pourtant souvent, mais le quotidien, la routine, nous oblige à en minimiser l’importance parce que ça fait peur, ça paraît fou, un peu trop fou. On le voit courir avec le sourire, on l’envie mais est-ce qu’on aurait les cojones de le faire ? Peut-être, ou finalement peut-être que c’est tout de même confortable la routine. Il appartient à chacun(e) de trouver sa propre vérité, le tout étant d'y mettre le plus de cœur possible. (Amen - Amine - Preaaaaach)

Tout parait clair, simple, limpide à présent

Ayons ici l’audace de faire "l’éloge du bordel" : Chaque expérience vécue, chaque personne rencontrée permet la naissance d’une nouvelle part de notre personnalité, un nouveau moi, un nouveau toi, plus accompli, plus audacieux, plus vivant. Compliqué, pas rangé, mais vivant.

Xavier a refusé ce poste et la lucidité n’est pas ce qui lui manque :

« Je choisis un avenir sans débouchés, je vais faire ce que j’ai toujours voulu faire : Je vais écrire. Tout paraît clair, simple, limpide à présent. Je ne suis pas ça,ni ça, et je ne suis plus ça mais je suis tout ça. Je suis lui, lui , lui et lui mais lui et lui et lui aussi et je suis lui aussi, et lui je veux pas le décevoir. je suis elle, elle et elle aussi. Je suis français, espagnol, anglais, danois. Je suis pas un mais plusieurs. Je suis comme l'Europe, je suis tout ça, je suis un vrai bordel ».

Il a suivi son rêve de gosse, le plus beau de tous. Celui qu'il ne veut plus décevoir.

Cette course, ces mots, cette auberge ont apporté à la vie de Xavier la clarté dont elle manquait terriblement. Le flou permanent, le stress quotidien, le manque de sens, tout ça disparaît lorsque l’on accepte de vivre ce qu’on a toujours voulu vivre et à ce moment-là, effectivement, "tout paraît clair, simple, limpide".

L'Auberge espagnole amuse, instruit, appelle et interpelle, promet et questionne. Cet hymne à l'Europe a réveillé bien des consciences et permet, même 14 ans après, d'accepter d'être un bordel fier et unique pour l'audace et le risque du bonheur.

Remettez-vous devant votre télé, regardez-le à nouveau, riez devant le côté has been de leurs fringues, le côté beauf de certaines chansons espagnoles, puis finalement, frissonnez, pleurez si vous revenez à peine d'Erasmus, souriez si vous vous rappelez de la première fois que votre fille a vu ça, rappelez vous de son enthousiasme (Merci maman) et soyez pleins de vie, voyagez, soyez européens et bordéliques, faites ce qui vous fait vibrer,

Faites vous confiance. Au ptit ou à la ptite en vous, promettez que vous essaierez de "changer le monde". Vous avez encore le temps de courir.

Vale.


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