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Her, de Spike Jonze (2013) Éthique et Esthétique du moustachu mélancolique

Pourquoi Her ?


Il est de ces films qu’on ne peut pas intellectualiser si facilement, du moins qu’on ne veut pas intellectualiser. De ces films, qui en appellent à l’effort lorsqu’il s’agit d’interpréter, de sortir du confort que nous offre le ressenti, confiné dans sa forme la plus brute. Écrire sur Her, convoque nécessairement une prise de recul douloureuse. Ainsi, au plaisir inhérent à l’interprétation se substitue le désir d’en rester à l’émotion. Mais comment s’abstenir de proposer une lecture d’un film aussi ambitieux dans son propos et ingénu dans le traitement de celui-ci ? La chose est frustrante.


Certes, Her n’est ni un film « fait pour », conçu en accord avec l’orthodoxie hollywoodienne, ni un film « fait contre », pensé comme un modèle de subversion, loin de là. Mieux, Her est un film qui se complaît dans l’inclassable et « fait de l’effet ». S’il se suffit à lui-même, c’est en raison d’une adéquation fond et forme singulière, servie par l’écriture et la réalisation épanouies de Spike Jonze (Dans La Peau de John Malkovich, Adaptation, Max et les Maximonstres) et asservie par l’univers visuel, entre sobriété et exubérance, d’Hoyte Van Hoytema.


Jonze porte ainsi à l’écran un Joaquin Phoenix qui, avec la justesse qu’on ne cesse de lui connaître, incarne Theodore Twombly, écrivain public désabusé et esseulé dans un L.A aux accents futuristes, qui ne peut échapper au vide relationnel post-divorce. S’il écrit les lettres d’amour de ses clients au quotidien, le moustachu se meut dans un spleen latent que Jonze filme avec une bienveillance non-dissimulée frôlant l’ingénuité, et ce dès les premiers plans. Moins pour sortir de sa torpeur qu’en vertu d’une curiosité quasi-juvénile, Twombly fait appel à un interlocuteur peu commun et fait l’acquisition d’un système d’intelligence artificielle qui viendrait pallier à sa solitude. Intervient dès lors Samantha, une amante, virtuelle donc, (Scarlett Johansson, n’apparaissant jamais à l’écran) avec qui il va connaître l’amour 2.0, dans une relation qui défait les contraintes matérielles et tutoie la Science-Fiction, rien que ça.



Mais alors, pourquoi ce titre pompeux ? Qu’est-ce qui fait de Her autre chose qu’un film d’anticipation cynique sur la solitude et la vacuité des relations humaines ? En effet, la singularité de Her s’aventure au-delà du rapport au virtuel, à la technologie, et réside dans l’Éthique et l’Esthétique de la mélancolie qui y est proposée. Le tout participe en outre de la formulation sincère d’un spleen de l’homme moderne à la pilosité débridée. Her c’est le sacre de l’homme sensible.


« Her, A Spike Jonze Love Story » la romance d’un seul homme

D’entrée de jeu, le sensible triomphe ainsi de toutes les autres considérations. Her pose modestement l’histoire d’une relation amoureuse, toutefois singulière puisque liant le virtuel et le matériel. Jusqu’ici, rien qui ne saurait justifier un amour immodéré pour ce film. Cela dit, toute la densité du personnage de Théodore nous est révélée par cette relation, au gré des confidences et des conversations avec Samantha, objet de désir immatériel. La relation de Théodore et Samantha n’est qu’un moyen de dire l’introspection plus subtilement, et c’est la toute la force de Her, qui parvient à magnifier l’introspection sans extravagances formelles. Livré au spectateur au travers de plans en plongée agrémentés d’un montage minimaliste, Théodore nous apparaît sans artifices aucun : c’est une réalisation apaisée qui fait le visuel de ces séquences de dialogues intimes. Ces dialogues que le couple entretient, s’ils revêtent un caractère éperdument humain, organisent en définitive, la confusion avec le monologue. Une relation d’une splendide candeur, qui permet l’introspection et consacre l’impudeur de Théodore. Ici, toute conversation peut finalement être réduite à un dialogue entre Théodore et son intimité. C’est aux termes de ces mêmes dialogues que nous apparaît la figure du moustachu, désabusé, habité par les souvenirs de son mariage. Quand il extériorise sa joie, Théodore se heurte au malheur des autres et lorsqu’il fait part de ses doutes, il se heurte cette fois à l’enthousiasme des autres. Ses interactions humaines elles, - le dîner avec une inconnue rencontrée sur internet- tournent à l’absurde. Ici, la relation avec Samantha est un juste milieu, beau et nécessaire.


Le Spleen 2.0 et son identité visuelle


Ce dialogue pensé comme un monologue participe donc du traitement d’un Théodore en proie au spleen du jeune urbain, et acte cette fuite du réel. De toute évidence, Spike Jonze porte ici à l’écran un véritable Spleen, mais sans jamais se vautrer dans un cynisme outrancier ou, à l’inverse, dans un sentimentalisme désuet. Her ne verse pas dans le mélo, et pourtant il le pourrait aisément. Non, Jonze dispose ici tous les éléments d’un spleen ingénu et porte un regard bienveillant sur son personnage et ses faiblesses.

Certes, il est introduit par son métier qui se veut totalement désincarné, puisque le film s’ouvre sur la rédaction par Théodore d’une lettre adressée par un mari à sa femme. Le vide relationnel est ici montré sans ambages, en cadrage serré. Lorsque le collègue de Théodore le complimente sur la teneur de ces lettres, la réponse est là encore d’une mélancolie sans équivoque « But they’re just letters » lui rétorque-t-il. Certes il est, dès les premières scènes, minimisé dans l’immensité urbaine, isolé dans la masse par des plans larges qui ne l’intègrent pas pleinement dans le cadre et l’écrasent sous les buildings. La photographie d’Hoytema n’a de cesse de le démarquer visuellement en contrastant les couleurs, et sublime sa torpeur au gré de visuels quasi-impressionnistes en jouant sur l’absence de profondeur de champ. Évidemment, le fondement de Her est avant tout visuel, Spike Jonze a même confié s’être ouvertement inspiré du travail du photographe américain Todd Hido, et la filiation est parfois évidente. Toutefois cette même photographie ne cesse également de chercher l’empathie du spectateur, puisqu’elle en vient à esthétiser l’apathie du personnage. Aux antipodes d’un Somewhere de Sofia Coppola qui, narrant la lassitude d’un homme sujet à un ennui vorace, le faisait sans artifices aucun, le postulat de Her est justement de cultiver un regard attendrissant sur la condition humaine, aussi triste puisse-t-elle être. La composition léchée des plans, les couleurs chatoyantes mais peu exubérantes, les flashbacks superposés à l’action dans un montage limpide, confinent le spectateur dans une mélancolie cotonneuse dont il peine joyeusement à s’extirper tout le long du film.

En outre, si la relation de Théodore peut donc être perçue comme un véritable monologue, elle parvient toutefois à élever celui-ci dans sa condition de moustachu blasé. Quand il déambule dans la rue, le cadrage le valorise finalement lorsqu’il est épanoui, et une légère contre-plongée le place à la même hauteur que les buildings, ceux-là mêmes qui l’oppressaient quelques scènes auparavant. L’absence matérielle et concrète de Samantha la rend par ailleurs bien plus humaine que toute autre femme. Les véritables interactions humaines de Théodore se limitent à des considérations bien plus terre-à-terre : l’appétit sexuel ou encore la négociation du divorce avec sa femme. Jonze se permet même de distiller tout au long du film un humour et une ironie finalement débonnaires qui délestent le thème du film de toute sa charge métaphysique, qui aurait pu être facilement être rebutante.


Ultime condition du mélancolique moustachu


Ce qui fait de Her une œuvre singulière, outre cette dimension très sensorielle qui confisque toute rationalité lors du visionnage, c’est l’épaisseur de son propos. Un propos qui là encore, parvient à ne pas verser dans le cliché, chose peu aisée au vu de la thématique abordée. Nul besoin de déconstruire le film et l’émotion qu’il nous a procurée pour constater ce que nous dit Her sur les relations humaines.

Her est un film qui se refuse à l’immobilisme. En Effet, le spleen qui affecte Twombly est lancinant, cyclique mais jamais ce dernier n’apparaît figé dans cet état de torpeur. Il est un personnage en mouvement. Lors de la rupture finale, il parvient même à s’affranchir de sa condition d’homme désabusé. Si de prime abord cette rupture sanctifie un retour à la norme, comme une réaction, en confrontant Théodore avec la réalité de Samantha qui, virtuelle, peut cumuler les relations amoureuses sans soucis, elle ne se contente pas d’énoncer cyniquement l’incompatibilité de leurs deux êtres. Le film aurait pu en rester là, montrer l’être humain cloisonné dans sa dimension matérielle, tout bonnement impuissant devant ce qui le dépasse. Les couleurs pastel virent au terne et l’espace d’un instant, le spectre de la gaîté paraît s’éloigner.


Au lieu de ça, devant le « départ » de sa partenaire, Théodore exporte son amour au-delà du tangible, du réel, cesse de le vouloir incarné et se contente d’un « You’ll be with me ». On pourrait longuement disserter quant à la légitimité de ces dernières scènes, trop faciles pour certains, mais force est de constater qu’elles fonctionnent. Au terme d’une séquence qui confine à l’abstraction, la mélancolie qui mine Théodore n’est plus une fin en soi, mais le mode d’expression viable de son amour immodéré. La mélancolie est ici acceptée voire revendiquée. L’éthique du mélancolique moustachu est avant tout un optimisme.


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