Station de la Défense à Paris, tard dans la soirée. Vous attendez le métro pour rentrer, personne autour de vous. Soudain, un individu assez grand, imposant, portant un long manteau gris vient s’asseoir à côté de vous et vous observe sans dire un mot. C’est Gérard Depardieu, Alphonse Tram dans le film, il n’a pas l’air commode. Gêné, vous lui expliquez que la situation est inconfortable. Vous changez de place, il vous suit. Besoin de compagnie apparemment.
Ce dernier vous demande si, parfois, l’envie ne vous vient pas de tuer, un anonyme, dans le métro par exemple. Il vous offre même son couteau, au cas où. Mais, petit comptable fatigué de sa journée que vous êtes, vous refusez son offre, et posez le couteau sur le siège d’à côté. Alphonse Tram vous prévient qu’il est dangereux de laisser un objet de la sorte dans un tel endroit.
Puis il se met à vous expliquer qu’il ne dort pas, par peur de faire des cauchemars où des policiers le poursuivent pour un assassinat qu’il aurait commis. D’un coup d’œil sur la droite, vous remarquez que le couteau déposé deux minutes auparavant a disparu.
Apeuré par cet étrange personnage et cette situation incongrue, vous profitez du métro qui arrive pour sauter dedans et quitter ce pauvre chômeur. Il vous retrouve plus tard dans les couloirs d’une station, avec son couteau dans votre ventre, cela vous fait l’effet d’un « lavabo qui se vide ».
Voilà comment s’ouvre le macabre Buffet froid de Bertrand Blier, sorti en 1979. En rentrant dans la tour immense qu'il habite, Alphonse Tram fait alors successivement connaissance d'un commissaire de police, (interprété par Bernard Blier, le père du réalisateur), et de l'assassin de sa femme. Ils se retrouvent alors entraînés dans une série de meurtres plus surréalistes les uns que les autres.
Au centre du film, la mort. On en fait des cauchemars, puis on prend le meurtre que l’on a commis pour un cauchemar. Elle arrive de manière prémonitoire, comme lorsque Alphonse Tram prévient le comptable qu’il est déraisonnable de laisser son couteau dans une station de métro. On se laisse entraîner par notre pulsion de mort pour s’extirper de la routine écrasante qui vous oppresse, jusqu’à tuer sa propre femme. On engage des types pour organiser sa propre mort. La mort influence même nos pulsions sexuelles, à l’image d’un médecin qui ne peut s’empêcher de violer une veuve.
On n’y trouve que des personnages seuls, perdus dans leur vie, ne comprenant même plus les raisons de leurs agissements, qu’ils soient chômeur, inspecteur, tueur à gage. Ces derniers vivent dans un cadre froid, pour la plupart dans la banlieue, dans ces tours de bétons naissantes. Les plans symétriques renforcent cette atmosphère, et présentent les personnages comme piégés dans un quotidien sans issue de secours. Et même quand ceux-ci essayent de s’échapper de cette atmosphère morbide en s’évadant à la campagne, les actes qu’ils ont commis les rattrapent. Ils ne se comprennent peu, voire pas, chacun étant prisonnier de leur propre destin, leurs angoisses, comme l’illustre cet échange :
- La femme d’Alphonse Tram : « Je comprends rien à ce que tu dis » Alphonse Tram : « Et bien moi je me comprend au moins, c’est le principal » Le film est savamment rythmé par le génie des dialogues, écris par le réalisateur, développant une ironie d’une froideur implacable et macabre, sur la mort, sur la condition des personnages. Ça donne des pépites de ce genre :
- Alphonse à L’inspecteur Morvandiau : « Je vous présente l’assassin de ma femme »
L’ironie peut aussi se faire subversive, comme dans ces mots du cynique inspecteur : - L'assassin paranoïaque : « Et vous arrêtez les coupables ? » Morvandiau : « Le moins possible ! Un coupable est beaucoup moins dangereux en liberté qu'en prison. » Alphonse : « Pourquoi ? » Morvandiau : « Parce qu'en prison il contamine les innocents. »
Mais ces punchlines ne seraient pas aussi détonantes sans le très bon jeu des acteurs. Depardieu excelle par sa diction et sa gestuelle très théâtrale, Bernard Blier, habitué à l’écriture d’Audiard, est à son aise avec ce genre de dialogues crus, il dégaine ses phrases pour rentrer dans le lard, sans détour, Carole Bouquet nous glace par son assurance calme et froide… le casting est de haut niveau.
Au-delà de cette atmosphère morbide, de ces personnages perdus à leur sort, on peut voir dans ce film un message social. Ces individus qui habitent ces banlieues naissantes dans les années 1970, n’ont pour unique paysage que le béton, les terrains vagues.
Bertrand Blier insuffle l’idée que ces pulsions de mort, conscientes ou inconscientes, sont le résultat des conditions de vie des personnages, idée clairement exposée dans cette citation :
- Le tueur psychopathe : « C’est le béton qui nous rend marteau, les terrains vagues, cet univers déshumanisé qui nous entoure. La cité monstrueuse et sans âme. Moi j’ai envie de voir des arbres, j’ai envie d’entendre chanter les oiseaux. C’est pour ça que je tue les femmes seules. Car au moment ou elles meurent, j’ai l’impression d’entendre un oiseau qui pousse un petit crie, c’est comme si je me promenai dans un sous bois, ça m’oxygène, ça m’oxygène… ».
Buffet froid est ainsi un des premiers films de l’époque à traiter des conditions de vie dans ces nouvelles forêts de bétons, avec une ironie totalement absurde, mais très efficace.
Loin d’attirer autant de foule dans les salles que pour le succès des comédies « Les Valseuses » (1974) et « Sortez vos mouchoirs » (1978), qui lui aura valu l’Oscar du meilleur film étranger, Bertrand Blier signe ici un film plus froid, plus pesant que son précédant, mais parfaitement mené et rythmé par l’excellente écriture des dialogues. Une sorte de film de Luis Buñuel, de par cette même obsession pour le mécanisme de pulsions morbides, avec le cru des dialogues d’Audiard.
Ne passe pas à côté de ça, s’il te plait.
Romain Lachambre