Quelques citations sur Satyajit Ray
“Je trouve qu’il est un géant de l’industrie du cinéma. Ne pas avoir vu le cinéma de Ray est comme vivre dans le monde sans jamais voir le soleil ou la lune.” Akira Kurosawa.
“Satyajit Ray est l’un des quatre plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma (avec Akira Kurosawa, Federico Fellini et Ingmar Bergman.” Martin Scorsese.
“On ne peut se dire cinéphile si l’on n’a pas vu au moins un film de Satyajit Ray.” Francis Ford Coppola.
Synopsis
Harihar Ray, un prêtre indien vivant loin en deçà du seuil de pauvreté, rêve d’une vie meilleure pour sa famille. Il quitte son village du Bengale et va à la ville à la recherche d’un travail.
Critique
“La complainte du sentier” est le tout premier des 37 films et courts-métrages réalisés par Satyajit Ray. À 34 ans, la légende dit qu’au premier jour de tournage, Ray n’avait jamais dirigé une scène, son caméraman n’en jamais filmé une, et les acteurs n’en avaient jamais joué. Dans le genre expérimental, il est difficile de faire mieux.
De même, le scénario du film n’était pas prêt à l’avance, et l’on dit qu’il s’est simplement développé au fur et à mesure du tournage ; en effet, Ray a toujours réalisé ses films dans l’ordre chronologique des scènes, technique de moins en moins utilisée aujourd’hui. Tout cela pose le mythe d’un film qui, en l’espace de 2 heures et 5 minutes hors du temps, a complètement changé ma vision du cinéma alors que je la croyais définitivement ancrée.
“La complainte du sentier” est le premier film de la trilogie d’Apu, une suite d’œuvres narrant l’enfance et la jeunesse du personnage principal et éponyme. Dans le film, Satyajit Ray aborde les questions fondamentales de la société indienne, et plus particulièrement bengalie, dans toute sa dimension tiers-mondiste de lutte de classes.
Chef d’œuvre intemporel, “La complainte du sentier” brille par la simplicité de son histoire. Récit d’une vie de famille amputée de la présence paternelle, le film transporte le spectateur au plus près des difficultés que la mère, sublimement jouée par Karuna Banerjee, doit affronter pour élever ses deux enfants turbulents tout en subvenant à leurs besoins. Le génie de Ray consiste alors à ne pas faire l’introspection d’un personnage ou de l’autre, mais juste à laisser la vie se dérouler. Ici, c’est la mise en scène qui s’efface au profit de l’histoire.
Durga et Apu, respectivement la fille et le garçon de la famille, jouent avec leurs amis sur la terrasse des voisins, dans les bois. Ils rentrent en courant à la maison pour attraper un frugal repas au vol, et font leurs devoirs. Pendant ce temps, la mère lave des vêtements, fait la cuisine, gère non sans contrainte la mère de son mari, et discute avec ses voisines. Dans un noir et blanc magnifiquement épuré (notamment grâce à la restauration par la Criterion Collection), cette suite de scènes à priori sans lien apparent forment un ensemble qui, petit à petit, annoncent un dénouement tragique et inévitable.
Progressiste et humaniste dans sa manière d’offrir au monde ses œuvres intimistes, Satyajit Ray tente avec “La complainte du sentier” d’épurer sa mise en scène à un point insensé. Il y a, au cours du film, très peu de scènes véritablement inventives, mais ce n’est pas absolument négatif. Au contraire, Ray utilise ce procédé pour montrer que, finalement, une vie de famille n’a rien de spécial en soi, et que les interactions entre les personnes sont les mêmes depuis toujours.
Cependant, “La complainte du sentier” a aussi en son sein un symbolisme, celui du passage du temps. Symbolisé par la fascination de Durga pour le train qui passe tous les jours non loin de chez eux, cette vision du proche et du lointain est celle d’un sentiment éminemment pessimiste et beau. C’est dire qu’au fond, rien ne peut s’opposer au temps. En faisant du train une métaphore tout autant que la personnification de l’absence du père, Ray apporte à son œuvre une touche de philosophie bienvenue.
Les scènes du train aèrent le film, au beau milieu de la suite de moments fugaces de vie de famille, captés timidement, avec une pudeur toute indienne. Réaliste au possible, “La complainte du sentier” est le film du regret, celui d’une Inde qui n’avait pas su alors, dans les années 1950, prendre le train de la mondialisation.
Servi par une musique effacée mais magnifique par endroits, le film de Satyajit Ray inverse le modèle de l’exode rural, et fait de la ville le lieu de la connaissance et du savoir. Dans cette campagne désolée du Bengale, la famille d’Apu ne vit que déchéance et perdition. Ce sentiment est en quelque sorte le fil directeur, un bruit sourd qui amène, inexorablement, vers une fin que l’on sait tragique, mais à laquelle l’on ne peut se résoudre.
Cela fait de “La complainte du sentier” une expérience de vie plus que de cinéma, dans sa manière de faire le spectateur s’attacher à la famille, et appréhender un drame qui arrive comme ça, subitement. Alors que tout le film semblait amener vers cela, le drame final réussit tout de même à surprendre. Triste, implacable, le drame fait écho à celui, beaucoup plus inutile et donc inversement plus fort, de la mort de la vieille femme dans la forêt. Techniquement, la mort de cette vieille femme ne sert à rien dans l’histoire, mais son déroulement impitoyable et vain réduit le film à un silence extraordinairement sourd, et fait débuter la seconde partie de l’œuvre, qui n’est qu’une suite inéluctable de scènes faites pour déclencher l’attente.
De ce fait, la seconde partie du film comprend des scènes s’étirant longuement dans le temps. Toutes magnifiques, je voudrais en citer une, qui résume à elle seule toute la contradiction du film. Juste avant le drame final, la famille se réunit de nuit autour du père retrouvé, et les enfants écoutent leur père puis leur grand-mère raconter une quelconque histoire. Dans cette scène, le travail sur la lumière et le son est impressionnant. Satyajit Ray filme ce moment en occultant totalement le blanc.
Tout n’est que noir, et seule la lumière vacillante des bougies vient contrarier cela. Dès lors, une sorte de tension s’installe chez le spectateur, tension où le son, celui du bruit sourd et planant de la cire qui coule sur la bougie, transfigure le réel en une inlassable mélodie de la conscience de l’être au monde irréel. Nimbée dans un mystère insondable, cette scène entre sensibilité et ombre contraste foncièrement avec celle qui suit, qui est elle d’un bonheur communicatif et sincère, derrière lequel se cache malheureusement le drame. Ce contraste, si beau et fort, fait de la fin du film une simple élégie planante à la triste réalité de la vie.
Finalement, le film de Satyajit Ray est un chef d’œuvre sublime, retranscrivant de manière sensible la complexité du réel, avec style et authenticité à la fois. Au plus près de l’être, épuré de toute chose superflue, “La complainte du sentier” est un plaisir du fugace, de l’insaisissable, qui me hante encore aujourd’hui alors que je l’ai vu il y a déjà deux ans.
Même après plus de 4800 films vus, “La complainte du sentier” est toujours mon film préféré. Le film m’a tellement marqué au plus profond de mon être que je ne l’ai visionné qu’une seule fois, préférant laisser l’ivresse de l’art se diffuser et se mélanger aux souvenirs forcément changeants que de le regarder maintes fois et finalement ne plus rien en découvrir.
Pour terminer la critique, permettez-moi de laisser ici une citation du film, qui résume à lui seul toute sa beauté : (La grand-mère chante) : “Ceux qui sont venus avant moi ont péri. Et je suis laissée seule derrière. Une mendiante sans le sou. Je n’ai pas ne serait-ce qu’une porcelaine à mon nom. Regardez, ma bourse est vide… Seigneur, le jour passe et la nuit tombe. Transporte-moi de l’autre côté du rivage…”
Inéluctable, l’œuvre de Ray offre un sentiment de plénitude précaire, constamment renouvelé… un sentiment d’éternité.
Yacine Ouali.